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Le tissu acrobatique – bien que constitué d’un matériau présentant des caractéristiques techniques sophistiquées (n’essayez pas de vous exercer à vous suspendre aux rideaux de votre salon ou au foulard de votre grand mère !) – évoque une simple tenture, un drap, le rideau d’une fenêtre, un vêtement, un voile, une parure, à même de traduire plusieurs des éléments contextuels concrets de la scène. Plus abstraitement, il est un signe graphique d’une verticalité parfaite, disant l’élévation et la gravité, la légèreté et le poids. Ses mouvements provoqués par les actions de l’acrobate dessinent sous elle un écho de ses gestes. Les contraintes proposées à l’acrobate évoluant sur cet agrès peuvent exprimer l’effort, le relâchement, la résistance ou l’abandon à l’attraction. On peut s’y exposer, s’y lover, entortiller, écarteler, dans tous les plans de rotation du corps dans l’espace, offrant la possibilité d’une lecture symbolique du geste acrobatique, représentation d’un monde renversé, retourné9. Les compétences de l’acrobate et l’agrès choisi semblaient donc bien être à même de traduire en langage acrobatique plusieurs thèmes ou moments de cette partie de l’œuvre. Une adaptation de la scène du balcon de William Shakespeare sous forme d’un numéro acrobatique d’une quinzaine de minutes de tissu aérien fut donc entreprise.

To talk or not to talk ?

Mégane Garençon note que « le processus de création et le travail dramaturgique sur cette création ont été longs et complexes. Je me suis posé la question de la place du texte. Faut-il le mettre en avant ? L’enlever ? L’utiliser comme réel appui sonore et gestuel ? En anglais ou en français ? Qui parlera ? Une musique nous accompagnera-t-elle10 ? ». Plusieurs explorations ont été réalisées alors. La première a consisté en un enregistrement par un seul locuteur masculin du texte de la scène en français, sur lequel l’acrobate a improvisé et s’est entraînée techniquement. « Il y a quelque chose d’intéressant. Le fait que mon corps réagisse à des mots lui donne une autre intention. C’est peu habituel pour moi et très productif. Cependant il manque encore quelque chose ; ça ne suffit pas et parfois je dirais même que ça sonne presque creux. Comment faire que la parole, le mot, deviennent alors une musique pour mon mouvement qui est l’essence même du numéro ? Que tout se construise autour du texte ? Je décide finalement d’essayer d’évoluer sur la version originelle du texte, dans sa langue. C’est alors que je me souviens du film de Baz Luhrmann, Roméo + Juliette (1996) avec les acteurs Claire Danes et Leonardo DiCaprio. Je décide donc d’en extraire le son de la scène du balcon afin de pouvoir travailler à mon tour dessus11 ». Les répétitions montrent rapidement que la richesse sonore de cette séquence est très intéressante. Frottements, bruits de pas, chiens qui aboient au loin, voitures qui démarrent, plongeons dans la piscine, respiration, chaises qui tombent, et bien sûr les voix de l’actrice et de l’acteur qui traduisent l’émotion du dialogue entre Roméo et Juliette et l’intervention de la Nourrice. La musique de Nellee Hooper et le son de Gareth Vanderhope, Roger Savage et Rob Young qui accompagne la scène complète cet univers sonore et précise les climats. « Avoir autant de choix sonores pour accompagner le corps et son mouvement laisse une grande liberté d’expression12 ».

 

Romeo, who are you, Romeo ?

Une autre question concernait Roméo. « Sera-t-il sur scène avec moi ? Et le tissu ? Sera-t-il Roméo ? Ou juste un objet d’appui ? La première réponse est bien évidemment d’avoir avec moi, sur scène, un Roméo. Mais sera-t-il humain ? Comédien ? Acrobate ? Danseur ? Sera-t-il juste une voix ? Ou muet ? Et moi alors ? Aurai-je une voix ? Ce sera ma voix ? Ou une voix pré-enregistrée ? Où alors une autre Juliette sera sur scène avec une voix ? Ou pas de voix du tout, ni pour Juliette, ni pour Roméo13 ? ». La recherche d’un Roméo idéal a débuté, geste concret de distribution et de production, mais non sans lien avec la fable de la pièce ! Mais aucun acteur pressenti n’est disponible. « Alors je cherche parmi les femmes. Oui, pourquoi ne pas faire un Roméo et Juliette féminin traitant de la question du genre et de l’amour par ou malgré le genre ? La question d’aimer malgré l’apparence, exactement comme pour la question d’appartenance à une famille, Capulet, Montaigu. Aimer la personne parce qu’elle existe et non pas pour ce que l’on voit. Ce peut être une piste pour donner un sens profond à mon numéro ainsi qu’un côté contemporain en rapport avec notre société actuelle et non seulement celle de Shakespeare. Une femme sera donc mon Roméo14». Les recherches s’orientent donc vers une interprète féminine, actrice, danseuse ou acrobate. « Mais finalement au fond je me rends compte que je ne veux finalement pas de Roméo humain à mes côtés. Lorsque l’on fait du tissu aérien ou n’importe quel autre agrès, on comprend qu’il doit faire partie de vous. Il doit avoir son propre rôle. On apprend à lier avec lui une relation quasi-fusionnelle. Mon tissu aérien sera donc mon Roméo».

 

Down…

Le travail a ensuite porté sur la définition de l’écriture du numéro, sa forme, le chemin des intentions, le choix des mouvements, l’implication de chaque partie du corps, la concordance avec le son. L’acrobate explore alors une première partie qu’elle situe avant la scène du balcon. « Je veux d’abord évoquer ma rencontre avec Roméo. Je suis en scène seule sans bruit. Le silence sera alors mon allié et ma respiration trahira mes émotions lors de cette rencontre et je serai seulement au sol. Des va-et-vient constants vers le tissu-Roméo. Cette envie, ce désir d’être auprès de lui tout en le repoussant à certains moments. Un rapport charnel entre la matière de mon tissu, ma propre matière corporelle et celle du sol. Une forme de danse organique m’aide à définir point par point les déplacements induits par ce désir, cette attache avec lui. J’évolue donc pendant de longues minutes, perdue dans les émotions de la rencontre, où le lien qui me rattache à la raison est le sol. Je joue aussi sur la personnification de Roméo dans le tissu. Mon corps, mon visage, ma forme se mêleront au tissu, s’enfonceront dans le corps du tissu que j’aurai alors tendu pour laisser apparaître par transparence, un visage, une forme humaine incertaine qui sera l’image de Roméo offerte au spectateur. L’idée est de me fondre en son propre corps pour effacer, l’espace de quelques secondes, l’image de Juliette que je suis. C’est à ce moment précis que l’amour ne laissera plus de place au doute, à la raison de nos noms, alors encore inconnus de chacun de nous16 ». Ici un travail de machinerie a été proposé, qui consistait, sur une première ascension partielle de Juliette portée par son rêve de la présence de Roméo, à « charger » le tissu (c’est-à-dire laisser son point d’attache descendre) pour créer une impossibilité pour Juliette de s’accrocher à son seul désir solitaire. Une fois Juliette retombée au sol avec son tissu, celui-ci, seul, est « appuyé » (se dresse) et reprend sa place verticale qui permettra à Juliette de monter à la rencontre de son Roméo : de se présenter au balcon.

 

… and Up

Vint alors la partie aérienne, où le langage acrobatique et la scénographie élémentaire mais puissante de l’agrès viennent au service du propos. À la fiction installée par le prologue au sol s’ajoutent alors les composantes abstraites de l’acrobatie aérienne. « Mon propos est de traiter cette rencontre comme une rencontre sans genre, mais purement intérieure et émotionnelle. De retrouver l’ascension liée à mon agrès, le tissu aérien, du bas vers le haut et inversement, et parallèlement l’ascension émotionnelle que traverse Juliette lors de sa propre rencontre avec son Roméo17 ». Après la rencontre au sol le son fait son entrée. C’est lui qui installe, sans changement scénographique, la mise en place du balcon, l’arrivée de Roméo sous la fenêtre de Juliette et renforce la valeur fictionnelle. « Le long silence alors pesant, s’estompe pour laisser place au début de cette si douce idylle entre mon Roméo et moi. Le principe de la montée aérienne est de faire ce doux parallèle entre l’ascension de Juliette vers ses sentiments pour son Roméo. Je serai alors mise à nue intérieurement18». Très concrètement également, puisque Mégane Garençon a ici quitté une partie de son costume, laissée au sol comme une mue, pour évoluer à présent en justaucorps couleur chair. « Juliette ne sera plus qu’une enveloppe corporelle, je serai la représentation de son intériorité, de son âme, de son amour naissant et indestructible. À plusieurs reprises, la nourrice de Juliette intervient (« Juliette !! ») afin de me rappeler à l’ordre. À chacun de ses appels je suffoque, je tombe, je tremble, pour rendre visible ce retour au réel. Mais à chaque fois l’amour me reprend, et l’acrobatie aérienne reprend de plus belle elle aussi afin de rester toujours auprès de Roméo19 ». Concernant l’écriture acrobatique, « en aucun cas il ne s’agit de mettre en avant la performance technique. Bien au contraire, c’est le texte qui guide le mouvement, c’est alors une rythmique excessivement lente que j’adopte, si lente qu’à certains moments le corps de Juliette est presque immobile flottant dans les airs suspendu au tissu qui n’est plus seulement Roméo mais aussi mon balcon. Les figures sont statiques, avec de grandes ouvertures des membres, des ports de bras, les jambes allongées au possible, les extrémités des doigts tirées à l’extrême ainsi que les pointes de pieds, la tête se laissant tomber pour marquer l’abandon total, le corps ressentant et faisant ressentir l’amour qui prend l’entière possession de chaque articulation, de chaque phalange, de chaque détail, ce souci extrême du détail où chaque particule de l’être de Juliette doit ressentir son entier dévouement à Roméo. Rien ne sera laissé au hasard. Je serai non plus Juliette, mais je serai l’amour de Juliette ».

 

Who am I ?

« Qui dois-je incarner ? Juliette ou les émotions intérieures de Juliette ? Son désir ou son âme ? C’est ma première véritable création, je le sais désormais. J’ai finalement trouvé à ce moment précis l’endroit où je devais être, l’endroit où je me sens à ma place. Je vais faire, non, je fais du théâtre sur tissu aérien. […] Nous sommes au mois de novembre, le 24. En l’année 2016, il est 18 h. Je suis derrière les pendrillons. Le public est là. Les [étudiants du] Master Création de première année s’apprêtent à terminer leur pièce également créée à l’occasion de ce colloque. Je stresse, je respire. M. Goudard est à côté pour gérer les effets techniques en coulisses et l’accastillage. Les Masters désinstallent leur scénographie. Up and down va commencer. J’entre en scène. Je respire. Je suis Juliette Capulet. Je vais rencontrer l’amour de ma vie. Je suis Juliette ».

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